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LA SOURCE INTERDITE,
Il faut que je raconte. Je repousse ce moment depuis trop longtemps. Je brode autour de cette trame pernicieuse qui a entravée toute mon enfance. Je renfloue, avec une habitude salvatrice, ces flashs flous, aveuglants, à l'horizontalité bancale. J'expose, avec nuances, d'une acuité de maniaque, toutes les teintes de mes souvenirs ; les bleus laiteux, tristes, de la banlieue, les orange et les noirs de pays ensoleillés où je fus heureuse, jamais ces couleurs saturées de folie, effilées de raies de lumière vertigineux de ces moments-là . Une amnésie vieille, coutumière que j'ai peur de violer. Cette urne hermétique, sans air, nauséabonde que je voudrais lancer contre un mur et entendre se briser en morceaux dans un nuage de poussière. Des petits grains de poussière qui dansent, inoffensifs, légers, dans un rayon de lumière tiède. Oui briser l'argile sèche, libérer ces petits points lumineux. Ma petite sœur et moi. Ma si petite sœur, fragile et douce. Légère comme un flocon, à la peau si tendre, si blanche. Pauvre petite Amélie, ma sœur, mon double plus fragile, que je n'ai pas su protéger. Qui a vu ma défaite et ma faiblesse. Qui est devenu la complice honteuse et la rivale dans ces jeux de miroirs à la perspective perverse. Unies pour le pire, jumelles dans notre nudité exposée, notre pudeur dévoilée. Enfermées dans ces contrés interdites, percluses au cœur de ce secret qui nous isole dans le grand monde. Ennemies complices au cœur de la monstruosité, combattantes griffues de l'indicible. Je me souviens… Nos affrontements de petites filles, à la fureur silencieuse, cruels comme des tortures, où je te laissais, entravant ma force et ma fureur, toi, ma sœur cadette, me dominer de toute la force de ta violence. Griffes moi, mords moi, moi ta victime consentante et coupable. Plantes dans ma chair le venin qui te fais mal et dont, comme moi, tu t'abreuves à la source noire. Me libérer, te libérer de cette aliénation monstrueuse où je t'ai enfermée, t'imposant un silence coupable ; silence à la connivence trouble, pacte sacrilège avec notre geôlier vigilant. Il n'y a pas eu de cassures, de frontière nette, de jour maudit où tout a commencé. Je me rappelle simplement d'un lent dérapage, d'une longue chute immobile. De petites volontés aliénantes qui nous tenaient - comme les serpents vibrants sous les arabesques hypnotisantes, lancinantes des mélopées de l'orient -, immobiles, souples et soumises. Un charme puissant, noir. Une spirale à gravitation lente, magnétique, et que sa mort, au seuil de notre adolescence, stoppa net. Te souviens-tu de ce jour de février, où Maman triste est partie enterrer dans le froid d'un cimetière parisien, le père de son mari oublié, notre grand-père ? Te souviens-tu du silence de la maison, de nos yeux secs quand l'étrange maléfice s'est éloigné, nous laissant libérées et vides ? C'était la peur paralysante de prisonnières rendues au grand jour que la nôtre, qui voient avec terreur leurs murs tomber, sentent l'air et le vent sur leurs peaux nues. Une apesanteur vertigineuse qui nous a pétrifié. Une peur létale qui m'a retenue au moment de dire, de décrire l'ultime visage grimaçant, le masque de folie que jusqu'à présent, nous seules avions vues. Un discours bavard, un aveu sacrilège, qui menace le silence et la paix, le respect dû aux morts.
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